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Musée virtuel de la connerie universelle.
29 mai 2013

Une nouvelle de Jean Rajoute

Le professeur Rajoute, directeur du MUVCU, a accepté d'écrire pour nous une nouvelle, semble-t-il influencée par de très anciens souvenirs du monde estudiantin. Merci Monsieur le Professeur d'avoir bien voulu consacrer votre précieux temps à la rédaction de ce texte si attachant.

                                              Entre chat et lynx

 A la nuit tombante, quittant Paris par la Porte de la Chapelle, on emprunte l’autoroute du nord pour s’enfoncer dans la nuit. Sous la seule lumière des phares, l’asphalte luisant marqué de bandes blanches défile à bonne allure. A environ deux cents cinquante kilomètres des Champs Elysées on aperçoit les premières lueurs des maisons de Bignole, blottie au fond de la vallée de la Haine. A  Bignole, la Haine coule sous le sol. Bien qu’étant proche de la Haine et éloignée de l’Amour, je veux parler du fleuve Amour (long de 4354 kilomètres, né de la réunion de la Chilka et de l’Argoun), la population locale est plutôt aimable. Du moins à première vue…

 Bignole se trouve à quelques dizaines de kilomètres de Bruxelles, le fameux paradis fiscal pour riches hexagonaux. Bignole se situe aussi à une quarantaine de kilomètres de Trignole, le célèbre village de Toine Culot qui n’est autre que le fameux « mayeur-héro » d’Arthur Masson. Cet auteur d’autrefois, est resté très populaire dans sa région. Il a si bien décrit la vie dans son Trignole d’antan, avec une tendresse toute particulière envers ces braves villageois qui n’avaient pas mérité ça : la guerre !

Mais bien d’autres évènements plus charmants y sont contés comme le passage, dans l’émoi que l’on devine, du tour de France à Trignole. Arthur Masson, c’est le Pagnol belge !

 Mais Bignole n’est pas Trignole, Bignole, c’est autre chose ! Bignole est une ville plutôt agréable avec ses espaces verts, ses boulevards achalandés, ses nombreuses pistes cyclables, ses terrasses ombragées l’été, chauffées l’hiver, ses piscines à l’ozone, ses écoles riantes, son parc fleuri, ses jeunes filles en tenues moulantes, ses jeunes gens bien élevés. Même son cimetière retient l’attention car nombreuses y sont les tombes de belle prestance. Faites de marbre rose, ocre ou gris, ces monuments ont des formes modernes, audacieuses, arrondies comme pour consoler les proches venus fleurir ces lieux de mémoire. On sent une influence méditerranéenne en ce lieu de repos, comme si l’Italie était venue jusque là pour y affirmer son respect des anciens.

Et pourtant un étrange sentiment d’inquiétude flotte sur la cité.

 Bignole est aussi connue pour sa bière, la bignolaise blonde, légère et mousseuse, elle ravit l’assoiffé tandis que la bignolaise brune se déguste avec considération.

Mais il y a bière et bière !

 Un chant patriotique a aussi vu le jour en cette ville, c’est la bignolaise. Repris en chœur par les locaux, ce chant si prenant, est en passe de devenir l’hymne national de tout un peuple, il y est question d’un citoyen sortant du tombeau, plein de courage, il retrouve sa liberté, ses lois, son emploi, son syndicat et son droit à la pension de retraite. La bignolaise s’interprète avec faste lors de « la fête à Bignole », lors de rencontres sportives de haut niveau ainsi que lors des noces d’or, avant-dernière étape avant un repos définitif.

La bignolaise se joue aussi à la fin des grand-messes et lors d’enterrements de prestige.

C’est Bignole, quoi !

On comprend dès lors l’attitude un peu distante des trignolais qui n’ont pas autant de raisons de se réjouir. Aux dernières nouvelles, il semblerait même que les Parisiens ayant récemment appris l’existence de la ville belge de Bignole et de tous ses avantages, en soient devenus un peu jaloux. Mais les Parisiens restent ouverts sur le monde et envisagent une collaboration entre les deux villes plutôt qu’une vaine concurrence. De nombreux Parisiens commencent à rêver d’une résidence secondaire à Bignole…s’il n’y avait des bruits inquiétants qui circulent, surtout du côté du cimetière.

 A Bignole, à l’heure où les ombres s’allongent, entre chat et lynx, comme on dit dans mon pays d’origine, le soleil se couche sur son lit de nuages, alors, les couleurs rougeoient, les tons chauds attendus par les photographes et les peintres, se répandent dans le paysage avant de céder  la place au gris clair, au gris-bleu, aux gris sombres et finalement au noir profond. Les fenêtres s’éclairent, les bruits s’étouffent peu à peu. Alors, Bignole change, tout bascule, les chats noirs sont de sortie, les souris grises, prudentes, rentrent au nid, les chauves-souris s’élancent, toute la faune nocturne s’ébroue tandis que les êtres diurnes se tapissent, les fleurs se ferment, les mauvaises filles se parent, les mauvais garçons, si rares pendant le jour à Bignole, se préparent à hanter les rues sombres, les dealers de nuit prennent le relais des stewards de jour. A l’hôpital, les infirmières de garde vérifient les monitorings et lisent un peu… en attendant les évènements de cette nuit qui sera peut-être, la dernière pour certains.

Les rêveries se mêlent alors doucement aux réalités frileuses.

Ce soir-là, je rentrais de mon travail aux entreprises de pompes funèbres de Bignole où je suis employé en tant que comptable. Je ne vois pas les clients et encore moins les décédés. Pour moi les enterrements se limitent à des colonnes de chiffres, frais de personnel, de menuisier, de fleuriste, de messe, de corbillard, d’éclairage, de chauffage, de chambre froide, d’incinération, de musique, de faireparts, sans oublier les sandwiches et le vin. Sur l’autre page du livre des comptes, les rentrées dans leur sobre tristesse s’additionnent en colonnes grises. Le métier n’est pas très vivant mais la récompense s’établit d’elle-même en fin d’année, lorsqu’au terme de mes longs calculs de chiffres d’affaire, de retenues fiscales, de tiers provisionnels, de déductibilités diverses, il se dégage des bénéfices nets plutôt agréables à considérer. Alors le personnel boit un verre, un verre un peu amer quand même car nous savons que notre négoce est celui des adieux difficiles, des séparations inattendues, des regrets durables et quoiqu’on en pense, nous compatissons.

 Mais la vie est la vie, il faut s’entretenir le moral, aussi, une fois le travail terminé, je repasse au café du coin où mes vieilles connaissances m’accueillent toujours avec le sourire, le sourire du monde des vivants et même, des bons vivants. Le verbe haut, la panse rebondie, la poignée de main amicale, une bière dans l’autre main… ils raccourcissent leur vie avec une belle insouciance.

Comme à Binche, je fais le gille, une fois l’an, être ainsi au cœur d’une fête qui fait vibrer toute une région, toutes générations confondues, m’emplit d’une joie simple et bon enfant. Avec mes amis gilles, nous chassons les mauvais esprits de l’hiver. C’est en  dansant, grandis d’un haut chapeau à plumes, grossis de paille, que nous faisons fuir le Malin à grands bruits de tambours mais le Malin a-t-il vraiment disparu ? Les frimas de l’hiver finissant ne vont-ils pas tout de même emporter encore quelques vies fragiles ?

 C’est bon la vie si on sait s’y prendre…si on n’a pas trop de malchance, si on a de l’amour et de l’amitié, si les angoisses, les inquiétudes et les étrangetés vous épargnent.

 Me voici à présent, sur le chemin du retour à domicile, en cheminant je pense à tout ça, la vie, la mort, le sens de l’univers…Le vent léger folâtre, le vent m’amène d’étranges murmures, comme une mélopée fantasque, de sourdes sonorités accompagnent une sorte de musique évanescente, lointaine…cela fait comme une chanson, c’est vague, mais … je devine des paroles. Ah, mais oui, je peux à présent reconnaitre ces paroles ! C’est le fameux chant des viticulteurs.

 Non, tu ne verras plus … mon fût,

Le vent dans les sombres frondaisons efface les paroles mais je devine encore

J’en ai fait des br…

A 5 francs du kilo,

 C’est du … boulot

 Pour nou…  les gosses

Le chant m’arrive aux oreilles par bribes mais c’est plus net à présent :

C’est la java

Des nouilles à papa

De la frite à Julot

Sa p’tite casquette,

Ces grosses noisettes

Et son p’tit mégot

 

Ca alors, je ne l’eu point cru, un chant de fêtards imbibés et ça vient du cimetière !

Ainsi donc, il y aurait une vie après la vie ! Ce soir, c’est fête chez les fidèles trépassés en général et en particulier, là, maintenant, au cimetière de Bignole ! Moi, je n’ai rien contre un peu de joie et de bonne humeur mais les trépassés, je les préfère bien tranquilles, immobiles pour toujours. Je n’ai rien contre un peu de mouvement dans les campagnes, dans les cités marchandes, même dans les quartiers un peu tartes, voire même dans les banlieues modestes mais en ce qui concerne les cimetières, je suis pour le repos complet des anciens.

Pourtant pas de doute, le vent est à l’ouest, et m’apporte des silences ouatés entrecoupés de bruits venant du cimetière tout proche.

 Ca bruisse, ça s’agite, mais que se passe-t-il là-dedans ?

 L’angoisse m’étreint. Ces bruits de l’au-delà, fussent-ils festifs, me glacent les sangs d’effroi. Je relève mon col, ferme ma veste, le vent est maintenant glacial, tout est gris, hostile, une porte s’ouvre en grinçant, un vieil handicapé en sort et m’ignore complètement, je voudrais me réfugier chez lui mais il disparaît dans la brume du soir au son du crincrin de sa chaise roulante mal graissée. Des oiseaux de nuit me survolent presqu’en silence, une chouette se dessine sur le ciel gris, une pluie fine emplit la ruelle qui mène au cimetière. Une odeur d’herbe humide se répand. Quelques limaces tracent tranquillement leur chemin gluant.

Malgré mon trouble, comme poussé par une force mystérieuse, je décide de m’avancer vers la source de ces bruits inattendus qui semblent  provenir des sépultures les plus diverses,  neuves ou anciennes, défoncées, fleuries, oubliées, « design » ou vieillottes, toutes luisantes à présent sous la lune.

Cette fois, plus de doute, les chants se précisent :

 Valencia, si tu avances quand je recule

Comment veux-tu, tralalalala

Valencia…

 Il est impossible, pensais-je, que d’heureux séraphins et séraphines entonnent de pareilles chansons, à ce point paillardes, nous voici aux antipodes des chants religieux en usage dans nos lieux de culte, épouvanté je pense, où sont les Kyrie, les psaumes, les requiem, les gloria, où est l’ave maria ? Où est Gounod ?! On passe de l’étrange à l’abominable, du curieux à l’inacceptable, du bizarre à l’incongru ! Sont-ce là des échos de paradis ou est-ce le reflet sonore de chants d’enfer ?  Si c’est du paradis que viennent ces bruits, alors, peut-être que les fidèles trépassés découvrent enfin le Père Céleste, peut-être que la joie de rejoindre enfin le Seigneur après tant d’injustices et de souffrances  terrestres met nos chers disparus en joie mais de là à se permettre ce genre de plaisanterie, au paradis ? Pas croyable ! Ou alors… seraient-ils tous en enfer et j’en aurais l’écho ? Peut-être que ce cimetière, Satan l’habite ! Et j’entends encore et de mieux en mieux d’ailleurs :

 Nous sommes les moines de Saint Bernardin

Qui nous couchons tard et nous levons matin

Pour aller à mâtine

Vider quelques flacons

Voilà ce qu’est bon et bon et bon

Et voilà la vie, voilà la vie, voilà la vie chérie, ah, ah,

Et voilà la vie que les moines font

Plus loin, il est encore question

D’une jeune nonne de 20 à 30 ans

Qui a la taille fine

Et les nichons bien ronds

Voilà ce qu’est bon…

 J’hallucine ! Ce serait ça l’au-delà ? Mais où est la bienséance en ce monde meilleur ?

Où suis-je, où vais-je, suis-je dans une nouvelle de Maupassant ? Vacillant sur mes jambes devenues molles, je continue à avancer. La mort n’est pas ce que je croyais, la mort n’est pas que la mort. Il y a de l’alcool ! Et des chansons !

Plus terrible encore, au fond du cimetière, le long du mur, se trouve la sépulture de Mme Bertrand, une grande dame que j’ai bien connue de son vivant. Veuve d’un brasseur, elle mena ses affaires de main de maître n’ayant rien à envier à la veuve Clicquot en personne. Eh bien, venant de là, précisément de là, j’entends comme sortant de la vénérable pierre tombale,

 Bien l’bonjour, Madame Bertrand

Vous avez des filles, vous avez des filles,

Bien l’bonjour Madame Bertrand

Vous avez des filles

Qu’ont l’ fût trop grand

C’est pour ça…

 L’indignation et l’angoisse m’envahissent à nouveau. Mais je refoule ma peur instinctive. Oui, je m’indigne, oui, je m’engage, Stéphane Hessel me voici ! Oui, je veux un monde meilleur, oui, je veux un autre monde, plus digne, plus respectueux, oui, j’y vais, oui, je m’en vais calmer ces indignes de l’au-delà ! D’un pas ferme, je m’approche à présent du porche du champ de repos, où règne en ce moment, je vous le confirme, un grand désordre sonore !

Mais tout-à-coup, une silhouette grisâtre m’apparaît se détachant sur la noirceur d’un fourré jouxtant l’enclot aux dernières demeures, c’est un jeune homme, il a la verge à la main !

L’horreur me glace à nouveau.

-          Holà, y a quelqu’un ? crie-t-il à mon endroit…qui vaut l’envers, aurait dit un humoriste mais ce n’est ni le lieu ni le temps de plaisanter.

Je me tais, je me cache, mon cœur bat à tout rompre, j’observe mon gaillard…il a toujours la verge à la main et…  il urine,  « il pisse comme je pleure sur les femmes infidèles » aurait chanté Jacques Brel. Mais l’heure n’est ni à chanter ni à rire.

Un peu rassuré quand même, je pense : il ne manquait plus que ça ! Sans doute un pauvre bougre souffrant de dysurie.

-          Il y a quelqu’un, dit-il  à nouveau en mixant, je vous vois, pas la peine de vous cacher…Venez avec nous, ajoute-t-il, il y a un brûlage de culotte au bar du sporting-club, venez, ce n’est pas loin, c’est juste à côté du cimetière…

Bougre de bigre ! J’aurais juré que les chants venaient d’un autre monde mais  ils provenaient tout simplement du bar tout proche, j’aurais dû y penser.

 

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